Ali - Chaos & Harmonie
(album 2005, 45 Scientific)
Lunatic, mythique duo du rap français, ayant éclaté au début des années 2000, reste à savoir lequel des deux anciens comparses mérite l’héritage de Mauvais Œil. Booba a choisi la voie du gangster assoiffé de fric, de coke, de whisky et d’herbe, cynique acteur du star-system, mauvais modèle assumé. Ali, lui, semble avoir choisi la voie religieuse, sur laquelle il met l’accent dans cet album.
D’entrée de jeu, je précise que je suis à l’opposé du point de vue du rappeur, immigré musulman hostile à la France et à toute forme de racisme ou de nationalisme. Pourtant je ne peux m’empêcher d’être instinctivement d’accord avec la cohérence de son analyse et la façon dont il présente les choses. Mais c’est plus la portée artistique de cette œuvre que sa portée politique (similaire à l’ensemble du rap français) qui m’intéresse.
En effet, si l’essentiel de la production de rap français peut se résumer à des onomatopées rythmées, des rimes pauvres et des métaphores maladroites, la plume d’Ali est percutante de poésie et émouvante de justesse. Rares sont les artistes francophones encore vivants qui peuvent se targuer d’avoir atteint un tel niveau d’écriture. Les refrains surtout sont particulièrement acérés et efficaces. Le ton d’Ali est monocorde et sobre, pour pousser l’auditeur à se concentrer sur le contenu de ses paroles. Abordant tour à tour le crime dans « Génération Scarface » et « L’impasse » (titres clichés mais au contenu peu commun), la trahison amicale dans « Oraison funèbre », le génocide palestinien dans « La Vérité reste la Vérité », la répression policière dans « Le chant des sirènes » et « Tolérance zéro », le rappeur cogne à coups de rimes entrecroisées, de métaphores filées, de figures de style maniées avec dextérité, mises au service de son message. Il règle son compte à Booba dans « Golden Boy », opposant la foi au matérialisme nihiliste. La description de la misère – matérielle et morale - parisienne est digne de Zola ou Hugo. Le vocabulaire est riche, vivant, imagé. Tous les textes sont parfaitement écrits, au mot près.
La production n’est pas en reste. La voix d’Ali n’est pas mixée trop en avant, de façon à laisser l’auditeur bien percevoir les instrumentales. Funèbres et glacées, elles sont dans la droite lignée de Mauvais Œil. Je n’aurai que deux reproches à leur formuler : l’omniprésence du piano synthétique, et leur structure identique. La ressemblance des instruments synthétiques utilisés permet d’assurer la cohésion sonore – Chaos & Harmonie est un album qui s’écoute de bout en bout. Parmi ce recueil de requiems, quelques plages détendent légèrement l’atmosphère : l’instrumentale instable du morceau éponyme, l’introduction féerique de « Préviens les autres », le long passage à vide de « Langage venimeux », sur fond de bruit de moto, calme et berçant de tristesse l’auditeur. L’album finit sur le thème orientalisant d’ « A.M.O.U.R. », hypnotisant et hyper-accrocheur.
Une écoute dont on sort attristé mais serein, renforcé d’une détermination nouvelle, douce et amère. Chaos & Harmonie est tout simplement L’album de rap français des années 2000, le bilan de trois générations d’immigrés. Mature sans compromis, étranger sans faute d’orthographe, révolté sans violence. Un modèle d’écriture et de raisonnement, même si je ne partage pas les convictions de l’auteur, dont je salue néanmoins le grand talent.
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